CHAPITRE SEPT
Que Reginald Cruce ait éprouvé ou non une affection profonde pour une demi-sœur tellement plus jeune que lui et qu’il n’avait vue que de loin en loin, ou qu’il ait été raisonnable d’exiger de lui un tel sentiment, il n’était pas homme à tolérer qu’on manquât de respect à un membre quelconque de sa maison. Quiconque s’en prenait à un Cruce s’en prenait à lui et il se dressait sur ses ergots comme un coq de combat. Il écouta l’histoire jusqu’au bout dans un silence stoïque mais avec une fureur croissante d’autant plus redoutable qu’il s’efforçait de garder un calme parfait.
— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? finit-il par dire. Oui, sans doute, cette femme ne parlait pas à la légère. La petite n’est jamais arrivée là-bas. Je n’étais pas du tout au courant, je n’ai assisté ni au départ ni au retour des hommes, mais à présent, on va voir ce qu’on va voir ! Je sais au moins qui est parti avec elle, mon père m’a parlé de ce voyage sur son lit de mort. Il a choisi ceux en qui il avait le plus confiance, rien d’étonnant, il s’agissait de sa fille et il était fou d’elle. Un instant !
Depuis la porte de la grande salle il hurla le nom de son intendant et, dans le jour déclinant qui fraîchissait, apparut un vieillard chenu, tout sec, avec une peau tannée comme du vieux cuir, mais encore très vert et solide. Peut-être était-il plus âgé que son défunt maître et s’il n’avait pas craint le père, il ne redoutait pas le fils. Conscient de sa valeur et connaissant parfaitement ses attributions, il parlait d’égal à égal à son seigneur avec qui il semblait bien s’entendre.
— Arnulf, je fais appel à ta mémoire, dit Reginald, lui indiquant un siège d’un geste très familier. Quand ma sœur est partie pour son couvent, mon père lui a donné pour escorte les frères saxons, Wulfric et Renfred, John Bonde, et l’autre, qui était-ce ? Je crois qu’il est parti avec les soldats, peu après mon arrivée ici...
— Adam Heriet, répondit aussitôt l’intendant et, se penchant sur la table à tréteaux, il rapprocha la corne à boire que son maître venait de lui remplir. Pourquoi ça ?
— Je veux les voir, Arnulf, tous sans exception.
— Maintenant, monsieur ?
S’il était surpris, il n’en montra rien.
— Maintenant, ou dès que possible. Mais d’abord, tous ces gens servaient mon père, tu les connais certainement mieux que moi. A ton avis, étaient-ils dignes de confiance ?
— Sans aucun doute, répondit l’intendant d’une voix aussi sèche et rugueuse que sa peau. Bonde est un peu simplet, enfin plus ou moins, mais il travaille dur et il est franc comme l’or. Les deux Saxons sont malins et avisés, assez intelligents pour savoir reconnaître un bon maître et suffisamment loyaux pour lui en être reconnaissants. Pourquoi cette question ?
— Et l’autre ? Heriet ? Celui-là, je m’en souviens à peine. A cette époque, le comte Waleran de Meulan m’a demandé des hommes d’armes, je lui ai envoyé tout ce qui se présentait et ce Heriet s’est porté volontaire. Il paraît que depuis que ma sœur avait quitté le château, il ne tenait plus en place. D’après la rumeur, elle l’appréciait particulièrement, et il s’inquiétait pour elle.
— Peut-être bien, admit Arnulf. C’est vrai qu’il n’était plus le même depuis son retour de cette expédition. Les petites filles s’y entendent pour se frayer un chemin dans le cœur d’un homme pour s’en emparer. Cela a pu se produire. Si vous les avez connues depuis le berceau, elles s’enracinent au plus profond de vous-même.
Reginald acquiesça, buté.
— Toujours est-il qu’il est parti. Mon suzerain m’a demandé vingt hommes, il a eu vingt hommes, pas un de moins. C’était le temps où les évêques lui cherchaient des noises et il lui fallait des renforts. Enfin, où qu’il puisse être à l’heure qu’il est, ce Heriet est hors de portée. Et les autres, ils sont tous là ?
— En ce moment, les deux Saxons travaillent dans le grenier de l’écurie, et Bonde ne devrait pas tarder à revenir des champs, c’est son heure.
— Amène-les-moi, ordonna Reginald.
Puis il se tourna vers Nicolas, tandis que l’intendant vidait sa corne et que, dévalant les escaliers quatre à quatre, aussi vif et agile qu’un jeune homme, il regagnait la cour.
— J’ai beau chercher, je ne vois rien à reprocher à aucun de ces quatre-là. Pourquoi seraient-ils revenus s’ils avaient trahi ma sœur d’une manière ou d’une autre ? Et d’abord, qu’est-ce qui aurait pu y pousser, ne fût-ce que l’un d’entre eux ? Arnulf dit vrai, ils savaient qu’ils n’auraient pu trouver meilleure place, mon père était du genre bonne pâte, familier, comme dans le temps, beaucoup plus facile que moi et ils sont loin de me haïr.
A en juger par son sourire aigu et sa lèvre retroussée, que la lumière de la lampe basse soulignait d’une ligne jaune, il n’ignorait rien des tensions qui existaient toujours entre saxons et Normands et il était trop intelligent pour les exacerber. A la campagne, les souvenirs sont longs à s’effacer et les loyautés qui les accompagnent aussi difficiles à modifier que lentes à remplacer.
— Votre intendant est saxon, remarqua sèchement Nicolas.
— Oui, et alors ? Saxon et satisfait ! ou, s’il ne l’est pas, il sait qu’il aurait pu connaître pire, bien pire. J’ai profité de l’exemple de mon père et appris à ne pas abuser de mon autorité. Mais quand il s’agit de ma sœur, j’ai le poil qui se hérisse, croyez-moi.
Nicolas, lui, avait l’impression que sa mœlle épinière était devenue dure comme la pierre. Et il regarda les trois hommes qui débouchaient un peu somnolents au sommet de l’escalier menant à la grande salle. Ils avaient le même œil froid et sans expression que leur maître. Le petit groupe comprenait deux grands gaillards blonds, âgés de trente ans au plus avec toute la grâce et la minceur des gens du Nord, dont les yeux bleus lumineux renvoyaient la lumière, et un homme brun, moins anguleux, trapu, avec un visage rond, barbu, à peine plus âgé.
Cruce semblait avoir raison, songea Nicolas ; ses serviteurs ne le haïssaient pas. Sans doute estimaient-ils n’être pas à plaindre par rapport à beaucoup de leurs congénères, soumis à des maîtres normands depuis maintenant trois générations. En dépit de tout cela, ils paraissaient redouter Reginald et ce genre de convocation, sans rapport avec la routine du travail ordinaire, les mettait sur le qui-vive. Ils s’y rendaient sur la pointe des pieds, le visage impénétrable, recouvrant un ensemble de pensées qui ne plairaient pas forcément toutes au maître. Mais leur expression changea quand ils comprirent la raison de la curiosité de leur seigneur. Ils se détendirent aussitôt. Nicolas fut convaincu qu’aucun des trois hommes ne voyait de raison de s’inquiéter à propos de ce voyage, seul moment de leur vie où ils avaient pu se sentir vraiment libres, en vacances ; ils étaient en effet à cheval et non à pied, bien équipés et fiers d’être armés.
Bien sûr qu’ils s’en souvenaient. Non, ils n’avaient eu aucun ennemi en chemin. Une dame accompagnée de deux bons archers et de deux bretteurs n’avait rien à craindre, pas vrai ? Le plus grand des Saxons était équipé du nouvel arc long qu’on tire à l’épaule, tandis que John Bonde utilisait un arc gallois plus court, qu’on tire à la poitrine, dont la portée et la force de pénétration sont moindres, mais extraordinairement rapide et maniable dans un combat rapproché. Son frère préférait l’épée, ainsi que le quatrième membre de l’équipe, Adam Heriet, qui manquait à l’appel. C’était un groupe conçu pour voyager vite et sans danger quelle que fût l’allure, que la dame pouvait suivre sans fatigue.
— On a mis trois jours pour descendre, monsieur, précisa l’archer saxon, porte-parole des deux autres hommes qui l’encourageaient de vigoureux hochements de tête. Quand nous sommes arrivés à Andover, c’était déjà le soir ; on y a donc passé la nuit, comptant atteindre notre but le lendemain matin. Adam a trouvé un marchand qui a consenti à loger la dame sur place et nous, on a dormi à l’écurie. A ce qu’on nous a dit, il ne restait que trois ou quatre milles.
— Ma sœur était en bonne santé, heureuse ? Tout s’était bien passé ?
— Oui, monsieur. Nous avons eu un voyage très agréable. La dame se réjouissait d’être si près du but. C’est ce qu’elle nous a dit, et elle nous a remerciés.
— Et le matin ? Vous l’avez accompagnée pendant ces derniers milles ?
— Ah non, monsieur, elle avait décidé de ne garder qu’Adam Heriet pendant cette dernière partie et nous avons attendu qu’il revienne à Andover. On a obéi aux ordres. Quand il est revenu, on est tous repartis chez nous.
Ce que les deux autres confirmèrent de grands signes de tête, satisfaits d’avoir en tout point accompli leur mission. A les entendre, Juliane n’avait donc eu que son serviteur le plus fidèle, le préféré, pour l’accompagner jusqu’au but.
— Vous les avez vus partir pour Wherwell ? demanda Reginald, dont la mine s’allongeait au fur et à mesure que de nouvelles difficultés se présentaient. Elle a suivi Heriet de son plein gré, sans rechigner ?
— Oui, monsieur, gaie comme un pinson. Ils ont pris la route très tôt, le temps était superbe. Elle nous a dit adieu et on les a regardés s’éloigner.
Nulle raison d’en douter. Elle se trouvait alors à quatre milles de ce couvent où elle n’était jamais arrivée. Un seul homme savait ce qui lui était arrivé sur ce petit bout de chemin.
Reginald, agacé, les congédia d’un geste. Il n’y avait plus rien à tirer d’eux. Ils croyaient dur comme fer qu’elle s’était rendue là où elle le voulait et qu’elle se portait comme un charme. Mais comme les trois hommes allaient quitter la grande salle, heureux de regagner leur lit, Nicolas leur cria soudain d’attendre et demanda à son hôte s’il l’autorisait à leur poser deux questions supplémentaires.
— Je vous en prie.
— Est-ce que la dame vous a dit elle-même qu’elle souhaitait continuer avec le seul Heriet et vous a donné ordre de rester à attendre à Andover le retour de votre compagnon ?
— Non, dit le porte-parole, après un moment de réflexion, c’est Adam qui nous l’a dit.
— Vous avez déclaré qu’ils étaient partis le matin de bonne heure. Quand Heriet est-il revenu ?
— Pas avant le crépuscule, monsieur. Il faisait noir quand il est arrivé. A cause de ça, nous avons dû passer une nuit de plus sur place, pour nous remettre en chemin le lendemain dès l’aube.
— Il y a une autre question que j’aurais pu poser, dit Nicolas quand il fut seul avec son hôte, tandis que la porte de la grande salle s’ouvrait sur le crépuscule qui devenait de plus en plus calme et sombre, mais je suppose qu’il a songé à s’occuper du cheval de la dame, de sorte qu’il ne gardait aucune trace du trajet parcouru. Plus j’y pense, moins je m’explique son emploi du temps à trois ou quatre milles de Wherwell. Il n’avait aucune raison de s’attarder une fois qu’elle était arrivée. Cependant il est resté absent toute la journée, au moins douze heures. Qu’est-ce qu’il a fabriqué pendant tout ce temps ? Il paraît cependant qu’il lui était tout dévoué depuis qu’elle était bébé.
— Ce qui lui a valu la faveur de mon père qui ne jurait que par lui, ajouta Reginald avec aigreur. Je le connaissais mal. Mais il semble bien être au cœur de cette histoire, lui et personne d’autre. Il était seul avec elle le dernier jour. Il est revenu ici avec ses compagnons, en disant que tout s’était bien passé, et le tour était joué. Mais entre Andover et Wherwell, ma sœur disparaît. Environ un mois plus tard, notre suzerain le comte Waleran – nous tenons trois manoirs en son nom – nous informe qu’il a besoin de soldats. Et qui est le premier à se proposer ? Notre bonhomme ! Pourquoi diable lui fallait-il sauter sur l’occasion de fiche le camp ? De peur qu’on ne l’interroge un jour ou l’autre ? Ou qu’on déniche quelque chose de pas clair, et qu’on se lance à ses trousses ?
— Est-ce qu’il serait revenu, se demanda Nicolas, s’il lui avait causé du tort ou s’il l’avait trahie ?
— S’il n’était pas idiot, oui, et il ne l’était sûrement pas, à en juger par la façon dont il a réussi. S’il n’avait pas raccompagné les autres, on aurait aussitôt ameuté la garde. On l’aurait cherché avant même que l’escorte incomplète ne quitte Andover. Mais réfléchissez : trois ans se sont écoulés sans que nul ne s’inquiète, et où est Heriet à présent ?
Il s’était mis cette idée dans la tête et il s’y tiendrait contre vents et marées, savourant jusqu’à la lie la rage que provoquait cet affront fait à sa propre maison. C’est de cela qu’il chercherait à se venger, s’il s’avérait avoir raison, et non de ce qu’aurait subi Juliane. Et pourtant Nicolas ne pouvait s’empêcher de le suivre sur ce terrain. Qui d’autre que Heriet aurait eu les moyens d’effacer toute trace et jusqu’au souvenir de la jeune fille qui lui avait été confiée ? Deux personnes à cheval avaient quitté Andover, une seule était revenue. L’autre avait disparu de la surface de la terre sans rien laisser derrière elle. Il devenait difficile de croire qu’on pourrait la revoir un jour.
Un serviteur apporta une lampe et remplit le pichet de bière. La dame du château gardait la chambre avec ses enfants, sans se mêler aux discussions des hommes. La nuit tomba presque sans crier gare, et la brise se leva comme toujours à pareille heure.
— Elle est morte ! s’exclama soudain Reginald, étalant sa grosse main sur la table.
— Non, ce n’est pas sûr. Et pourquoi aurait-il commis un acte pareil ? Il a perdu la sécurité qu’il avait ici, car il n’a pas osé rester une fois qu’on lui a donné l’occasion de partir. Qu’avait-il à gagner de si important pour qu’il renonce à tout ça ? Un soldat au service de Waleran de Meulan est-il mieux traité que vos hommes de confiance ici ? Cela m’étonnerait.
— Il n’y avait que six mois de service. S’il est resté plus longtemps, c’est qu’il l’a bien voulu ; six mois, on ne lui en demandait pas plus. Quant à ce qu’il avait à y gagner... bon sang, c’était bien le seul de toute la bande à être au courant. Ma sœur transportait trois cents marcs d’argent dans ses fontes, sans parler de plusieurs objets de valeur qu’elle destinait à son couvent. Je ne saurais vous en donner la liste de but en blanc, mais tout est enregistré dans les livres de comptes du manoir, le secrétaire retrouvera tout cela sans difficulté. Je me souviens d’une paire de chandeliers d’argent. Elle a aussi emporté en cadeau des bijoux qu’elle tenait de sa mère et qu’elle voulait donner puisqu’elle n’en aurait plus l’usage en ce bas monde. Il y en avait bien assez pour tenter un homme même s’il lui fallait payer le silence d’un complice pour masquer son forfait.
C’était en effet fort possible ! Une femme qui emporte sa dot avec elle, un père et toute la maisonnée certains qu’elle se portait comme un charme, et personne pour s’inquiéter de son silence... Mais non, il y avait une contradiction – Nicolas se surprit à reprendre espoir – avait-elle oui ou non prévenu de son arrivée à Wherwell ? Une fille qui compte prononcer ses vœux doit s’y prendre à l’avance et être sûre qu’on l’acceptera. Si elle avait agi ainsi, on se serait étonné de ne pas la voir arriver, il y aurait rapidement eu enquête ; s’il y avait eu des lettres ou un courrier de la part de Juliane Cruce, la prieure se serait rappelée ce nom. La jeune fille n’avait donc accompli aucune de ces formalités. Elle avait pris sa dot et elle était tout simplement allée frapper à la porte, pour demander qu’on l’accepte. Nicolas manquait trop d’expérience en ce domaine pour savoir si c’était une manière habituelle de procéder, et aussi de cynisme pour penser que si la somme était assez conséquente on ne mettrait sûrement pas la postulante dehors.
— Il va falloir retrouver cet Heriet, dit-il, après réflexion. S’il sert toujours sous Waleran de Meulan, j’arriverai peut-être à le repérer. Waleran est du côté du roi. Sinon, notre homme est plus ou moins hors de portée. Mais nous n’avons guère le choix. Il est originaire de ce comté, non ? S’il a de la famille, elle ne doit pas être loin.
— C’est le second fils d’un tenancier libre de Harpecote. Pourquoi ? A quoi pensez-vous ?
— Il faudrait demander à votre secrétaire de dresser deux copies des objets que votre sœur a emportés quand elle est partie. L’argent a sûrement disparu sans laisser de traces, mais peut-être pas les objets de valeur. Essayez d’obtenir une description complète, si c’est possible. On peut retrouver dans une vente la vaisselle destinée à l’église, ou encore les bijoux. Je ferai circuler cette liste dans la région de Winchester – si l’évêque est parvenu à se débarrasser de l’impératrice, il saura sûrement de quel côté penche son intérêt – et j’essayerai de dénicher Adam Heriet parmi les gens de Waleran ; sinon je tenterai d’apprendre quand et comment il est parti. Vous, allez voir sa famille par ici au cas où il leur rendrait visite un de ces jours. Maintenant si vous avez une meilleure idée, ou si vous voulez aborder les choses sous un autre angle, je vous écoute.
Reginald se souleva lourdement de table, et la flamme de la lampe vacilla. Il se redressa, l’œil noir, avec une tête de six pieds de long.
— Votre raisonnement se tient, on va le suivre. Je m’occuperai de cette liste dès demain – mon secrétaire est un petit malin qui connaît son affaire sur le bout des doigts, et je vous accompagnerai jusqu’à Shrewsbury pour rencontrer Hugh Beringar. On va tout mettre en route en un rien de temps. Si Heriet ou quiconque est coupable d’un vol ou d’un meurtre sur quelqu’un de ma maison, j’exigerai justice et réparation.
Nicolas se leva avec son hôte et gagna le lit qu’on lui avait préparé, si fatigué qu’il s’endormit comme une masse. Lui aussi demandait justice. Mais que signifiait « justice » en l’occurrence ? Il tirait ses plans et réfléchissait comme s’il suivait une piste, et il s’y tiendrait de toutes ses forces, mais il ne pouvait et ne voulait y croire. Ce qu’il cherchait plus que tout au monde, c’était un souffle d’air frais, venu d’ailleurs, lui indiquant qu’elle était toujours vivante, que tous les soupçons de cupidité et de trahison n’étaient que faux-semblants que dissiperait la lumière du matin. Mais quand le matin revint, il n’y avait rien de nouveau et rien ne promettait de changer.
Ainsi deux hommes qui poursuivaient le même but – seule raison de leur alliance – chevauchèrent de concert en direction de Shrewsbury, munis de deux listes bien calligraphiées des objets précieux et de l’argent que Juliane Cruce avait emportés en guise de dot pour le couvent de son choix.
Hugh était venu de la ville pour dîner avec l’abbé Radulphe et l’informer des derniers développements de l’imbroglio politique qui accablait l’Angleterre : la fuite de l’impératrice vers ses places fortes de l’Ouest, la dispersion d’une bonne partie de ses troupes, la capture du comte Robert de Gloucester sans qui elle n’était plus rien, tout cela ne manquerait pas de transformer l’échiquier politique, et aurait pour effet immédiat d’empêcher toute forme d’action. L’abbé n’était peut-être pas intéressé par cette querelle partisane, mais il avait droit à la mitre, à une place dans le grand conseil du pays et le bien-être du peuple et de l’Eglise le concernait au premier chef. Ils avaient discuté un bon moment à la table bien garnie de l’abbé ; l’après-midi était donc avancé lorsque Hugh alla voir Cadfael à l’herbarium.
— J’imagine que vous êtes au courant des nouvelles que Nicolas Harnage m’a apportées hier ? Il s’est d’abord entretenu avec son seigneur. Robert de Gloucester est enfermé dans un cachot à Rochester, et toutes les opérations sont arrêtées en attendant de savoir ce qui va se passer ensuite. Notre problème est d’utiliser notre prisonnier au mieux de nos intérêts, pour l’adversaire il s’agit de survivre sans lui, expliqua Hugh en s’asseyant sur le banc de pierre pour étendre confortablement ses jambes. L’impératrice a tout intérêt à ce que le roi ne soit plus enchaîné, sinon Robert pourrait bien connaître le même sort.
— Elle ne verra peut-être pas les choses sous cet angle, objecta Cadfael, s’arrêtant pour se pencher sur sa houe et arracher une mauvaise herbe entre ses belles plates-bandes aromatiques. Etienne est plus que jamais la seule arme qui lui reste à présent. Elle essaiera d’en obtenir le prix le plus élevé, et son frère lui-même risque de ne pas lui sembler une valeur suffisante.
— C’est exactement le raisonnement de Robert, d’après le récit du jeune Harnage, répondit Hugh en riant. Il refuse d’envisager qu’on l’échange contre le roi, et se prétend insignifiant par rapport à un monarque. D’après lui, si l’on veut contrebalancer le poids d’Etienne, il faut également libérer toute l’arrière-garde capturée avec lui. Mais attendez un peu ! Si c’est pour l’instant la façon de voir de l’impératrice, d’ici un mois les gens raisonnables lui auront démontré qu’elle ne peut rien faire, ce qui s’appelle rien, sans Robert. Les Londoniens ne la laisseront jamais entrer une seconde fois dans leur ville, sans parler de la couronner, et bien qu’Etienne se morfonde dans un cul-de-basse-fosse, il est toujours roi.
— C’est Robert qu’on aura du mal à convaincre, remarqua Cadfael.
— Oh ! lui aussi finira par entendre raison ! Si elle doit poursuivre la lutte, ce ne peut être qu’avec l’aide de Robert. Il entendra raison à la fin. Ils ont beau tenir absolument à garder Etienne, on le reverra avant que l’année soit terminée.
Ils bavardaient encore ensemble au jardin quand Nicolas et Reginald Cruce, qui avaient vainement fait chercher Hugh au château à leur arrivée en ville, se rendirent chez lui près de l’église Sainte-Marie. Continuant leur route, sur les indications du portier, ils revinrent à l’abbaye. Dès qu’il les vit apparaître au détour de la haie de buis, Hugh s’avança à leur rencontre.
— Eh bien, vous n’avez pas perdu de temps. Quoi de neuf ? s’exclama-t-il, puis s’adressant à Reginald qu’il observa avec intérêt : Je n’ai pas encore eu le plaisir de vous rencontrer, monsieur, mais je gage que vous êtes le seigneur de Lai. Nicolas m’a dit ce qui s’était passé à Wherwell. Si je peux vous être de quelque utilité, n’hésitez pas, je suis à votre service.
— Shérif, dit Cruce à haute et intelligible voix, du ton de quelqu’un habitué à commander et à être suivi, j’ai de bonnes raisons de soupçonner que ma sœur a été détroussée et assassinée, et j’exige que justice soit faite.
— C’est le désir de tous les honnêtes gens, à commencer par moi. Asseyez-vous, expliquez sur quoi vous fondez vos soupçons et sur qui ils portent. Je reconnais que l’affaire a de quoi inquiéter. Dites-moi si chez vous, il y a eu du neuf.
Le soleil de l’après-midi était si chaud que malgré sa chemise ouverte, Cruce transpirait abondamment. Ils s’installèrent à l’ombre et Cadfael, leur offrant l’hospitalité sans pour autant abandonner son lieu de travail, alla leur chercher un pichet de vin et des gobelets. Il les servit puis s’éloigna mais pas suffisamment pour ne pouvoir entendre ce qui se disait. Il était au courant des événements, certains avaient excité sa curiosité et il prévoyait qu’on ne tarderait pas à avoir besoin de lui. Son patient se faisait du souci pour la jeune fille et ne pouvait guère se permettre de perdre encore du poids. Cadfael se sentait lié à son compagnon de croisade par la solidarité et le respect de ceux qui ont traversé les mêmes épreuves. Avant de devenir frère Humilis, c’était l’un des rares, comme Guimar de Massard, à sortir sans tache d’une guerre sainte qui s’était gravement dévoyée, et cependant il en mourait à petit feu. Cadfael prenait à cœur tout ce qui le touchait, physiquement comme moralement.
— J’imagine, monsieur, que vous vous rappelez tout ce que je vous ai dit des hommes de la maison de messire Cruce qui ont escorté sa sœur à Wherwell, commença gravement Nicolas. Nous en avons interrogé trois sur quatre à Lai, et je suis sûr qu’ils nous ont dit la vérité. Mais le quatrième... c’est le seul qui accompagna la jeune fille pendant les derniers milles de la dernière journée du voyage, et il a disparu. C’est donc lui qu’il faut retrouver.
Avec Reginald, ils lui racontèrent toute l’histoire, s’interrompant parfois l’un l’autre, ou parlant ensemble tant ils y mettaient de la passion.
— Il est parti d’Andover avec elle au début de la matinée et les trois autres, qui avaient des ordres, les ont regardés s’en aller.
— Et il n’est revenu qu’en fin de soirée, trop tard pour regagner le domaine cette nuit-là. Cependant, Wherwell n’est qu’à trois ou quatre milles d’Andover.
— Et il était le seul d’entre eux, insista Cruce avec hargne, à qui elle accordait toute sa confiance car elle le connaissait depuis si longtemps ! Il savait peut-être, non, très probablement, ce qu’elle emportait avec elle.
— C’est-à-dire ? s’enquit aussitôt Hugh.
Il avait une excellente mémoire et il n’était pas nécessaire de lui répéter les choses.
— Trois cents marcs en pièces, et des objets précieux à l’usage de l’église. Nous avons demandé à mon secrétaire, qui tient fort bien ses comptes, de dresser une liste de ce qu’elle a emporté, et nous en avons établi deux exemplaires. L’un vous est destiné afin de le faire circuler dans cette région dont est originaire notre homme ainsi que ma sœur ; l’autre, Harnage ici présent l’emportera aux alentours de Winchester, Wherwell et Andover, où Juliane s’est volatilisée.
— Parfait ! s’écria Hugh, approbateur. L’argent liquide a sûrement disparu à jamais, mais on pourra peut-être mettre la main sur les ornements d’église.
Il prit le rouleau que lui tendait Nicolas et lut avec une extrême attention :
— Item, une paire de chandeliers d’argent formant deux grandes appliques attachées à un cep de vigne, avec deux mouchettes accrochées à des chaînes d’argent, également décorées de feuilles de vigne. Item, une croix dressée de la hauteur d’une main d’homme, sur un piédestal d’argent de trois marches, incrustée d’ambre, d’améthyste et d’agate, avec une croix du même métal et des pierreries, de la longueur d’un petit doigt, destinée à un prêtre. Item, un petit ciboire d’argent, avec des incrustations en forme de fougères. Egalement certains joyaux lui appartenant, à savoir un collier de pierres polies provenant des collines au-dessus de Pontesbury, un bracelet d’argent avec des volutes de vesce gravées, et un curieux anneau d’argent incrusté d’émaux sur tout le pourtour, représentant des fleurs jaunes et bleues.
» Tout cela sera aisément identifiable, affirma-t-il en levant la tête, ou presque tout, dans la mesure où ces objets réapparaîtront. Votre clerc a bien travaillé. Bon, je vais transmettre cette liste à tous mes officiers et enquêteurs, partout dans le comté, mais il me semble qu’on devrait avoir plus de chance dans le Sud. Quant à l’homme, s’il est natif du coin, il y a de la famille avec laquelle il est peut-être en contact. Vous dites qu’il s’est engagé comme soldat ?
— Oui, quelques semaines seulement après être revenu à la maison de mon père, qui est mort peu après ; le comte de Worchester, mon suzerain, m’avait demandé des hommes et cet Adam Heriet avait proposé ses services.
— Quel âge a-t-il ? demanda Hugh.
— Un peu plus de cinquante ans, à première vue. Il s’est taillé une solide réputation à l’arc comme à l’épée. A titre de forestier et de chasseur, il avait servi mon père. Waleran a dû s’estimer heureux de l’avoir. Les autres étaient plus jeunes mais inexpérimentés.
— Et d’où est-il exactement, ce bonhomme ? Un serviteur de votre père devait bien venir d’un de ses manoirs.
— Il est né à Harpecote. C’est le fils cadet d’un tenancier libre qui y cultivait de la terre. Son frère aîné a pris la relève. C’est un neveu qui travaille là maintenant. D’après mon père, ils n’étaient pas en très bons termes. Peu importe, on a quand même une chance de retrouver sa trace dans ce coin.
— Est-ce qu’il avait d’autre famille ? Et lui, s’est-il jamais marié ?
— Non, jamais. Et je ne lui connais pas d’autre famille, mais il en a peut-être dans les parages de Harpecote.
— Soit, conclut Hugh d’un ton décidé. Il vaudrait mieux que vous me laissiez le soin d’enquêter par là. Maintenant je doute fort qu’un homme sans liens revienne dans le comté, après avoir goûté à la vie de soldat. C’est plus vraisemblablement vous qui le trouverez vers Winchester, Nicolas. Faites de votre mieux !
— J’en ai bien l’intention, déclara ce dernier, la mine sombre et il se leva pour se mettre au travail sur-le-champ, glissant le parchemin de ce que possédait Juliane à l’intérieur de sa veste, après l’avoir enroulé. Je vais d’abord aller dire un mot à monseigneur Godfrid, et le rassurer : je ne renoncerai pas tant qu’il restera le moindre espoir. Ensuite, je prendrai la route.
Et il s’éloigna d’une démarche rapide qui se transforma en une course aérienne avant qu’il fût hors de vue. Cruce se leva à son tour, regardant Hugh d’un œil passablement torve, comme s’il le soupçonnait de manquer de rage vengeresse pour mener l’entreprise à son terme.
— Je peux m’en remettre à vous, monsieur ? Vous n’abandonnerez pas la tâche en chemin ?
— Sûrement pas, répliqua sèchement Hugh. Vous serez à Lai ? Que je sache où vous trouver en cas de besoin.
Cruce s’en alla, réduit au silence pour le moment, mais assez peu satisfait. Parvenu au coin de la haie, il se retourna, dubitatif, comme s’il pensait que le shérif aurait déjà dû sauter à cheval ou au moins s’y préparer pour filer sus à l’ennemi. Hugh le regarda avec calme et le vit s’éloigner derrière la rangée de buis avant de disparaître.
— J’ai intérêt à ne pas perdre de temps, dit-il alors avec un sourire en coin. S’il met le premier la main sur notre lascar, celui-ci n’a guère de chances de s’en tirer à moins de quelques os brisés. Son maître n’hésitera pas à lui tordre carrément le cou. Et même si cela doit finir ainsi, ce devoir n’incombe pas à Reginald Cruce. Le coupable aura un procès légal.
Il frappa cordialement le dos de Cadfael.
— Eh bien, si les choses s’accélèrent pour les rois et les impératrices, cela nous laisse le loisir de nous consacrer au menu fretin. C’est déjà ça.
Cadfael se rendit à vêpres assez inquiet, l’esprit agité par des images d’une jeune fille à cheval, avec dans ses fontes de l’argent, des pierres non taillées et des pièces de monnaie. Elle avait eu l’imprudence de se séparer de ses derniers compagnons à quelques milles seulement de son but, puis avait disparu telle la rosée du matin au soleil de l’été, comme si elle n’avait jamais existé. Oui, elle s’était pour ainsi dire évaporée. Si ceux qui la recherchaient désespérément, les jeunes comme les vieux, la savaient morte et à la droite de Dieu, ils auraient eux aussi droit au repos. Mais il n’y avait aucun repos pour ceux qui se débattaient dans la toile d’araignée de l’incertitude.
Parmi les novices, les écoliers et les enfants destinés à l’oblation – les derniers du genre, car l’abbé Radulphe n’acceptait plus aucun jeune garçon que d’autres, sans les consulter, auraient voués à la vie monastique – Rhunn se dressait, ravi, radieux ; il souriait en chantant. Vierge par nature, par volonté et aussi grâce à sa jeunesse, les tourments du corps ne le touchaient pas, contrairement à tant d’hommes. Comme par miracle, il connaissait pourtant l’existence de ces maux, et sympathisait profondément avec ceux qu’ils torturaient, sympathie très rare parmi les êtres purs qui ne souffrent pas dans leur chair.
A cette époque de l’année, l’office de vêpres baignait dans la douce lumière de l’été qui semblait auréoler les cheveux très blonds de Rhunn, soulignant sa pâleur translucide, le distinguant parmi les moines, l’opposant au visage sombre et maussade de frère Urien dont les grands yeux noirs se consumaient. Parfois un rayon glissait jusqu’à la silhouette discrète de Fidelis, dissimulé parmi les ombres du mur, tout près de son maître. Il ne consacrait ni un regard ni une pensée à ce qui se passait autour de lui, pas plus qu’il ne pouvait joindre sa voix à celle des chanteurs. Il n’avait d’yeux que pour Humilis, et tout son corps mince se tendait pour soutenir à tout moment la silhouette si frêle, droite comme une lance, à ses côtés.
Mais l’adoration ne connaît pas de limites, et un devoir, une fois qu’on s’en est chargé, doit être assumé jusqu’au bout. Dieu et saint Benoît comprendraient et admettraient cela.
Cadfael, qui aurait dû se consacrer à des pensées plus élevées, se surprit à se dire : « Cet homme s’éteint sous nos yeux. Sa fin arrivera plus tôt que je ne l’avais prévue. Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire maintenant pour empêcher ou retarder l’issue fatale. »